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Crispinus
Rêve de soldat, pierre errante
Brique d'hypocauste avec inscription grecque, trouvée par Jean-Pierre Brun en janvier 2000 dans la maçonnerie d'un silo tardif de la pièce jouxtant la chapelle du fortin de Didymoi (photo A. Bülow-Jacobsen).
« Moi, Vettius Crispinus, fantassin de la 1re cohorte des Lusitaniens, obéissant à une vision reçue en songe, j'ai fait le banquet, pour le bien. »
Ce texte rappelle vivement celui d'une autre inscription grecque, gravée sur une plaque de schiste et connue depuis plus d'un siècle : « Moi, […]s Crispinus, fantassin de la 1re cohorte des Lusitaniens, centurie de Serenus, j'ai entendu en songe : ‘fais le banquet du seigneur Sarapis’. Ce que j'ai fait, en action de grâce, pour le bien. » Dans l'Égypte romaine, les particuliers organisaient volontiers, par exemple à l'occasion des fêtes de famille, des banquets où Sarapis faisait office à la fois d'hôte et d'invité d'honneur. Sous son pieux habillage, le rêve de Crispinus a pu être déclenché par le désir tout prosaïque d'un festin bien arrosé entre camarades.
La plaque de schiste, aujourd'hui conservée à Berlin, fut achetée à Luxor en 1901 par l'égyptologue allemand Ludwig Borchardt. Elle n'avait, cependant, aucune raison particulière de provenir de Luxor. Seymour de Ricci, qui fut, en 1903, le premier à en publier le texte, lui attribua comme provenance Radasiya, nom d'un village situé sur la rive droite du Nil, face à Edfou. La raison tacite de cette attribution est que la cohors I Lusitanorum avait été, entre 131 et au moins 156 p.C., stationnée au camp de Contrapollonospolis, toponyme qui signifie « en face d'Apollonospolis » (nom antique d'Edfou). Toute trace archéologique de ce camp romain a disparu, mais on peut effectivement supposer qu'il se trouvait aux environs de l'actuel Radasiya.
En 1972, la plaque de schiste est republiée dans le recueil des inscriptions grecques d'Al-Kanâ’is. L'éditeur n'explicite pas ses raisons, mais on les devine :
(1) Une longue tradition, qui remonte à Lepsius, assigne abusivement au site d'Al-Kanâ’is le nom de Radasiya ; en effet, le village de Radasiya était au XIXe s. le point de départ des excursions vers Al-Kanâ’is, qui en était éloigné d'une cinquantaine de km.
(2) Au lieu-dit Al-Kanâ’is se trouve un temple rupestre aménagé sous Séthi Ier, dont les parois ont été colonisées à l'époque ptolémaïque par des graffiti grecs laissés par les voyageurs empruntant la route d'Edfou à Bérénice.
(3) Devant le sanctuaire est implanté un fortin. Ambivalence du toponyme Radasiya, concentration d'inscriptions grecques (mais majoritairement d'époque ptolémaïque), présence d'un fortin (mais hellénistique), proximité du camp de la cohors I Lusitanorum constituaient un faisceau d'indices, presque tous mal fondés.
La découverte à Didymoi d'un doublon, avec des variantes, de l'inscription acquise à Luxor, révèle la véritable provenance de celle-ci. Vettius Crispinus, dont l'unité était stationnée à Contrapollonospolis, avait été détaché à Didymoi, fortin contrôlant la route romaine de Koptos à Bérénice. Là, il avait rêvé que Sarapis, dieu omniprésent depuis le règne de Trajan dans les garnisons du désert Oriental, lui avait intimé un ordre. Or, comme l'écrit un fils à son père dans une lettre sur papyrus du début du IIIe s. p.C., « un homme ne peut pas dire non au seigneur Sarapis ». Crispinus commémora ces circonstances dans deux inscriptions qu'il plaça probablement dans la chapelle du fortin. L'une fut retrouvée vers 1900, l'autre en 2000.
Hélène Cuvigny
Bibliographie : H. Cuvigny (éd.), Didymoi. Une garnison romaine dans le désert Oriental d’Égypte - 2. Les textes, FIFAO 67, 2012, p. 53.